Tao-tö-king- Livre II – Aphorisme trente-huit (38) – Vertu, action, justice, rites, apparences.
*
L’homme de haute vertu
est au dessus de la vertu,
c’est pourquoi
il est vertueux.
L’homme de moindre vertu,
se dit vertueux
c’est pourquoi
il ne l’est pas.
L’homme de la haute vertu
la pratique sans y penser.
L’homme de moindre vertu
l’utilise pour atteindre un but.
Et pourtant
il ne l’atteint pas.
Le véritable homme de bien
agit
sans avoir de raison de le faire.
l’homme de justice
agit
et veut l’imposer par la force.
Ainsi,
Si l’on oublie le Tao,
il reste la vertu.
Si l’on se détourne de la vertu,
il reste la bonté.
Lorsque la bonté est perdue,
il reste la justice.
Lorsqu’on abandonne la justice
on recourt aux rites.
Or,
les rites ne sont que l’apparence
de la vérité
et de la sincérité.
Il sont
aussi
l’amorce de la confusion.
La connaissance et l’intelligence
ne sont pour le Tao
que des fleurs sans parfum.
Elle sont
souvent
la source de l’erreur.
C’est pourquoi
le Sage puise au tréfonds des choses
sans s’arrêter aux apparences.
Il contemple le fruit
Plutôt que la fleur.
Il ignore l’une
et cueille l’autre.
*
Notes du chapitre 38 |
|27| L’homme saint pénètre tous les êtres à l’aide d’une intuition merveilleuse. Le vrai et le faux, le bien et le mal brillent à sa vue comme dans un miroir. Rien n’échappe à sa perspicacité. Les hommes vulgaires ne voient rien au-delà de la portée de leurs yeux, n’entendent rien au-delà de la portée de leurs oreilles, ne pensent rien au-delà de la portée de leur esprit. Ils cheminent en aveugles au milieu des êtres ; ils usent leurs facultés pour acquérir du savoir, et ce n’est que par hasard qu’ils en entrevoient quelques lueurs. Ils se croient éclairés et ne voient pas qu’ils commencent à arriver au faîte de l’ignorance. Ils se réjouissent d’avoir acquis ce qu’il y a de plus bas, de plus vil au monde ; et ils oublient ce qu’il y a de plus sublime. Ils aiment le superficiel et négligent le solide ; ils cueillent la fleur et rejettent le fruit. Il n’y a qu’un grand homme qui sache rejeter l’une et adopter l’autre. Plusieurs auteurs raisonnent ainsi : l’humanité, la justice, les rites, les lois, sont les instruments dont se sert un homme saint (c’est-à-dire un prince parfait) pour gouverner l’empire. Mais Lao-tseu veut qu’on abandonne l’humanité et la justice, qu’on renonce aux rites et aux lois. Si une telle doctrine était mise en pratique, comment l’empire ne tomberait-il pas dans le désordre ? En effet, parmi les lettrés des siècles suivants, on en a vu qui, séduits par le goût des discussions abstraites, négligeaient les actes de la vie réelle ; d’autres qui, entraînés par l’amour de la retraite, mettaient en oubli les lois de la morale. L’empire imita leur exemple, et bientôt la société tomba dans le trouble et le désordre. C’est ce qui arriva sous la dynastie des Tsin. Ce malheur prit sa source dans la doctrine de Lao-tseu. Ceux qui raisonnent ainsi ne sont pas capables de comprendre le but de Lao-tseu, ni de pénétrer la véritable cause des vices qui ont éclaté sous les Tsin. Les hommes des Tsin ne suivaient pas la doctrine de Lao-tseu ; les troubles de cette époque ont eu une autre cause. Ce n’est point sans motif que Lao-tseu apprend à quitter l’humanité et la justice, à renoncer aux rites et à l’étude. Si les hommes doivent quitter l’humanité et la justice, c’est pour révérer le Tao et la Vertu ; s’ils doivent renoncer aux rites et à l’étude, c’est pour revenir à la droiture et à la sincérité. Quant aux hommes des Tsin, je vois qu’ils ont abandonné l’humanité et la justice ; je ne vois pas qu’ils aient révéré le Tao et la Vertu. Je vois qu’ils ont renoncé aux rites et à l’étude ; je ne vois pas qu’ils soient revenus à la droiture et à la sincérité. Depuis la période Thaï-kang (l’an 280 après J.-C.) jusqu’à la fuite sur la rive gauche du fleuve Kiang, les lettrés s’appliquaient en général à acquérir une réputation éminente ; ils s’abandonnaient mollement au repos ; ils couraient après le pouvoir et la fortune, et se passionnaient pour la musique et les arts. Le goût des discussions abstraites et l’amour de la solitude n’étaient rien en comparaison de ces excès coupables qui ont troublé la famille des Tsin, et dont il serait impossible de trouver la cause dans l’ouvrage de Lao-tseu.[Note issue de de la traduction de Stanislas Julien – www.taotaking.free.fr] * * |
*
*
II.
38. DISCOURSE ON VIRTUE.
1. Superior virtue is unvirtue. Therefore it has virtue. Inferior virtue never loses sight of virtue. Therefore it has no virtue.
2. Superior virtue is non-assertion and without pretension. Inferior virtue asserts and makes pretensions.
3. Superior benevolence acts but makes no pretensions. Superior justice acts and makes pretensions. 4. Superior propriety acts and when p. 100 no one responds to it, it stretches its arm and enforces its rules.
5. Thus one loses Reason and then virtue appears. One loses virtue and then benevolence appears. One loses benevolence and then justice appears. One loses justice and then propriety appears. The rules of propriety are the semblance of loyalty and faith, and the beginning of disorder. 6. Traditionalism is the flower of Reason, but of ignorance the beginning.
7. Therefore a great organizer abides by the solid and dwells not in the external. He abides in the fruit and dwells not in the flower. 8. Therefore he discards the latter and chooses the former.
*
Sur Lao-Tseu (Laozi) et le Tao-Tö-King (Dao de Jing) Lao-Tseu est un personnage légendaire sur lequel nous ne possédons que des renseignements vagues et contradictoires. Parmi les auteurs qui nous ont raconté sa vie, on ne peut ajouter foi à ceux qui son taoïstes ; en effet un des dogmes essentiels du taoïsme est que ces adeptes jouissent de l’immortalité. C’est pourquoi les maîtres de cette doctrine passent pour avoir vécu sous divers nom pendant des centaines et même des milliers d’années.
Le seul écrivain non-taoïste auquel nous puissions nous adresser est Se-ma Tsien qui nous donne dans ses Mémoires historiques une courte notice sur Lao-Tseu . Se-ma Tsien raconte une entrevue qu’eut Confucius, alors dans la force de l’âge, avec Lao-Tseu déjà vieux, ce qui semblerait prouver que Lao-Tseu est un peu plus ancien que Confucius (551-479 av. J.-C). Mais certains auteurs, ajoute l’historien chinois, identifie Lao-Tseu avec Lae-lai-tse. Voilà donc une première cause d’incertitude. Bien plus, Se-ma Tsien dit que Lao-Tseu vécut cent- soixante ans, suivant les uns, et, d’après les autres, plus de deux cents ans ; ni l’une ni l’autre de ces longévités n’est vraisemblable.
Le récit que Se-ma Tsien nous fait de la manière dont Lao-Tseu disparut vers la fin de sa vie n’est pas moins sujet à caution. Lao-Tseu, dit l’historien, renonça à la charge qu’il occupait à la cour des Tcheou pour aller vivre en ermite dans les déserts de l’ouest de la Chine ; à son arrivée à la frontière du Ho-nan, il fut retenu quelques temps par le gardien de ce passage, Yn Hi, à la requête de qui il écrivit un livre en deux parties où il traitait, en cinq mille mots environ, de la Voie et de la Vertu. Telle aurait été l’origine du Tao-tö-king. Puis le sage s’éloigna et personne ne put connaître où et quand il mourut Les bouddhistes chinois ont recueilli précieusement cette vague indication : ils ont prétendu que Lao-Tseu s’était rendu dans le pays d’Occident et que c’était ses doctrines qui avaient donné naissance en Inde au bouddhisme lui-même.
L’iconographie taoïste représente volontiers Lao-Tseu assis sur un buffle, parce que c’est ainsi, d’après la légende, qu’il apparut à Yn Hi. Lao-Tseu n’est qu’un surnom qui signifie, suivant l’interprétation la plus commune, le vieil enfant : sa mère l’aurait porté en effet soixante-douze ans dans son sein. D’après Se-ma Tsien, son nom de baptême aurait été Li, son nom personnel Eul, son appellation Po-yang et son titre posthume Tan. IL aurait vu le jour dans un hameau dépendant de la sous-préfecture de Kou, laquelle était à cinq kilomètre environ à l’est de la sous-préfecture de Lou-i, préfecture de Koei-té, province de Ho-nan. Ce personnage étant si légendaire, peut-on lui attribuer avec quelque certitude la paternité du livre qui porte son nom ? En 1988, M. Giles l’a contesté avec une grande vivacité dans un article The Remains of Lao-Tseu, re-translated qui a suscité une longue polémique entre les sinologues. Ce procédé de critique nous semble inacceptable, car aucun ouvrage ne résisterait à un examen qui prétendrait ne reconnaître comme authentique que les seuls passages qui sont expressément attribués à l’auteur par d’autres écrivains.
Le livre de la Voie et de la Vertu serait, en fait, un recueil d’aphorismes qui porterait la marque d’une école, et non celle d’un homme. Si on lui donne pour auteur Lao-Tseu, c’est parce que ce personnage mythique est considéré comme le chef de file du taoïsme ; mais on ne saurait fournir aucune preuve décisive que Lao-Tseu l’ait écrit.
Abel Rémusat fut le premier en Europe à attirer l’attention sur Lao-Tseu, en publiant en 1823 son célèbre Mémoire sur la vie et les opinions de Lao-Tseu, philosophe chinois du VI ème avant notre ère. Abel Rémusat rapprochait les idées du penseur chinois de celles de Pythagore et de Platon. Il avançait, en outre, une hypothèse qui eut un retentissement considérable. Au chapitre XIV du Tao-tö-king, on peut interpréter : « Celui qu’on ne voit pas quand on le regarde est appelé I, celui qu’on entend pas quand on l’écoute est appelé Hi, celui qu’on ne touche pas quand on le palpe est appelé Wei. » Rémusat était d’avis que les trois mots I-hi-wei n’avait aucun sens en chinois et il crut y retrouver une transcription du nom de Yahweh.
Stanislas Julien, le disciple et le successeur d’Abel Rémusat au Collège de France, donna en 1842 une traduction intégrale du livre De la Voie et de la Vertu ; en se fondant sur l’autorité des commentateurs chinois, il traduit les trois mots I-hi-wei comme signifiant « incolore », « aphone », « incorporel ».
La doctrine du Tao-tö-king est donc difficile a bien comprendre parce qu’il faudrait, au préalable, avoir pénétré le sens du mot Tao. Stanislas Julien traduisait les deux mots Tao-Tö comme signifiant la voie et la vertu ; il n’y a pas d’hésitation possible sur le sens du second mot : tö est la vertu qui n’est autre pour l’homme que la conformité au tao.
Mais qu’est-ce que le tao lui-même ? Le mot »voie » qu’a choisit Stanislas Julien nous paraît, malgré les critiques dont il a été l’objet, être l’équivalent le plus exact de l’expression chinoise si l’on considère que dans la transposition des termes métaphysiques dans une langue formée par une pensée étrangère, on devra toujours se contenter d’une approximation. Le texte de Stanislas Julien reste toujours un des meilleurs, se rapprochant le plus de la signification littérale des mots. Depuis Julien, de nombreux autres sinologues nous ont présenté des traductions qui ont chacune leur qualité, mais nous soutenons, avec l’auteur de l’actuelle traduction, que pour interpréter le Tao-tö-king il est nécessaire surtout de pénétrer l’essence profonde des mots transmise par les idéogrammes asiatiques.
Si on nous oppose qu’un ouvrage ne peut être lu avec profit si certaines de ses parties semblent impénétrables, nous répondrons que c’est cela le merveilleux du Tao-tö-king : un témoignage vivant, une connaissance de l’extrême qui jaillit des profondeurs de l’homme quand il est complètement libéré des entraves des sens et de la raison. C’est que le Tao nous ramène au sublime, à la source permanente de tout être et de toute réalité. Le tao est cette entité mystérieuse de la quelle tout émane, qui est antérieure à toute chose, qu ‘on ne peut exprimer par aucun mot ; en l’appelant le tao, la « voie », on ne fait que symboliser son action ; elle est ce qui imprime aux êtres la direction suivant laquelle ils se développent ; elle est le principe même de leur évolution.
La morale taoïste enseigne la conformité au tao ; le tao étant la loi qui régit la vie universelle, la règle que l’homme devra suivre sera de ne point obéir à des motifs d’intérêts personnels, mais d’identifier son activité avec celle de la nature immense et parfaite. Il sera donc humble, se pliant aux circonstances et ne cherchant à imposer sa volonté à aucun être ; il méprisera les connaissances qui ne sont qu’un moyen de domination et trouvera le bonheur dans le non-savoir. Enfin comme il fera de plus en plus abstraction de sa personnalité, il se confondra avec les lois directrices du monde.
Le Tao-tö-king prêche donc l’inaction, la non-connaissance et l’humilité ; mais ces trois vertus, qui ne sont que des négations au regard de la morale égoïste des hommes, sont au contraire, celles qui identifient le sage avec la seule réalité positive, à savoir le tao, qui renferme l’unique perfection.
*
[Texte écrit par Jean de Bonnot, en « Préface », au livre : Tao-tô-King – Le livre de la Voie et de la Vertu de Lao-Tseu – Nouvelle traduction de Conradin Von Lauer, avec des compositions de Yin-Gho , Edition Jean de Bonnot, Paris, 1990,( MCMXC) ] -« Le texte présenté ici du Chapitre XXXVIII est extrait de ce même ouvrage »-
*
Commentaires récents